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Livre: Dieu et ses images, une histoire de l'Eternel dans l'art

Dieu, l'irreprésentable par excellence, n'a jamais cessé d'être représenté. Notamment dans le christianisme, dont c'est peut-être la singularité parmi les trois grandes religions monothéistes. Tel est le paradoxe qui sert de fil conducteur à François Boespflug, dominicain, professeur de théologie à l'université Marc Bloch de Strasbourg, qui livre dans ces pages consacrées aux images de l'"Eternel" à travers deux mille ans d'histoire le travail d'une vie. Un ouvrage magnifiquement illustré par la reproduction et le commentaire de plus de 300 oeuvres, principalement picturales. Certaines sont archi-connues, comme le Dieu planant de la chapelle Sixtine ou les trois anges, métaphores de la Trinité, dans L'Hospitalité d'Abraham d'André Roublev (1420). D'autres sont recluses à l'abri d'un cloître ou enfouies dans les pages de manuscrits enluminés, comme le recueil illustré des visions de la mystique rhénane Hildegarde de Bigen (1098-1179) avec son extraordinaire Christ de saphir environné par deux cercles de lumière et de flammes.

Ce parcours chronologique, bien balisé et brillamment mené, étudie comment, en deux mille ans d'histoire, s'est constitué un langage visuel chargé d'exprimer le divin dans l'art sacré chrétien. La "vénération" de l'image de Dieu a sans cesse cherché, tout en la frôlant, à éviter l'"adoration", toujours proscrite en référence à la condamnation de l'idolâtrie par le Décalogue. L'auteur entend ainsi se mettre au service de l'oeucuménisme et du dialogue avec les religions "iconophobes", au premier chef l'islam. Pas question ici de revendiquer une quelconque supériorité civilisationnelle ou identitaire.

Une telle entreprise est originale parce qu'elle n'a été rendue possible que très récemment. Le zèle du collectionneur, que confesse François Boespflug, s'est vu en effet puissamment secondé par la multiplication des banques de données sur Internet, qui facilitent l'accès à des milliers de reproductions. L'histoire des images permet ainsi de repérer des césures qui n'ont pas été perçues par les contemporains et ne sont devenues sensibles qu'aujourd'hui. En ce sens, nous sommes bien en présence d'un livre pionnier.

La période la plus féconde en matière d'imagerie divine va sans doute de l'époque carolingienne jusqu'au XIIe siècle. François Boespflug, qui laisse transparaître pour l'art roman une certaine prédilection, se garde bien d'en faire un moment indépassable de l'art chrétien par excellence. Un nouvel idiome pictural s'y déploie avec la multiplication des "Trônes de grâce" (la superposition de Dieu le Père et de la crucifixion) au moyen desquels les artistes chrétiens commencent timidement à illustrer le dogme trinitaire et non plus seulement la figure du Christ. Or, dit-il, seuls nos outils modernes permettent de prendre la mesure de cette révolution implicite dont le Moyen Age n'a pas conscience.

L'autre originalité tient à ce que, pour rendre compte des grandes étapes de cette "histoire iconique" de Dieu, l'analyse privilégie les dynamiques internes au christianisme. On a en effet coutume d'attribuer à des facteurs extérieurs les changements survenus dans l'art religieux : la volonté d'émancipation du monde latin par rapport à Byzance représenté par le gothique après le schisme de 1054 ; le renforcement des images dans le culte comme machine de guerre dans la concurrence avec le paganisme au cours du premier millénaire, etc.

Il est pourtant frappant de constater que c'est seulement une fois acquis le triomphe définitif sur le polythéisme que le culte des images prend vraiment son essor. Quant aux peintures figurant la Trinité, elles feront leur apparition fort longtemps après la défense, par les Pères de l'Eglise, de ce dogme central qu'on ne cesse d'opposer aux multiples hérésies ariennes ou gnostiques des premiers âges. On ne saurait expliquer non plus par l'influence de l'islam la réserve du christianisme à l'égard des images. Celle-ci a perduré, dans le protestantisme notamment, mais avait culminé avec la célèbre "crise" iconoclaste (vers 730-843 dans l'Empire byzantin).

Si cette "Histoire de l'Eternel dans l'art" ne saurait être complètement détachée des soubresauts théologiques, elle possède une dynamique autonome qui met à mal bien des lieux communs sur ce thème.

L'un des ressorts internes de ce processus est la conception typiquement chrétienne de l'Incarnation et du "Fils de l'homme", laquelle ménage un espace inédit à la visibilité de Dieu. Certes, la recherche récente a exhumé quelques traces archéologiques de figures de Yahvé, et même d'une compagne de ce dernier : la déesse Ashéra. Mais, dans l'Ancien Testament, les théophanies (manifestations de Dieu) relèvent plutôt de la parole, de la voix et de l'écoute que du regard. Dans l'islam, en dépit d'une riche tradition de miniatures persanes (dans l'espace chiite), la prohibition de toute image de Dieu, et même de celle du Prophète, est radicale, comme l'a encore montré la récente affaire des caricatures de Mahomet.

Le christianisme des deux premiers siècles sera fort peu porté sur les images, et partagera sa dévalorisation du sensible avec certaines tendances de la philosophie platonicienne. C'est d'ailleurs en philosophe et en pédagogue imberbe que l'on trouve certaines des premières peintures de Jésus dont saint Augustin soulignait déjà que personne ne savait vraiment à quoi il pouvait bien avoir ressemblé.

Entre cette réserve du début et les futures images "achéiropoiètes" reproduisant miraculeusement, et par contact, le visage du Christ (comme la Sainte Face d'Edesse ou le suaire de Turin), la relation de l'Eglise à l'image s'installe progressivement. Elle le fait dans une tension entre l'idée que l'image n'est qu'un simple renvoi à l'au-delà et une conception de l'icône comme participant de la nature divine du prototype représenté. Le pape Grégoire le Grand, en 600, tente de canaliser l'usage sacré de l'image dans des limites purement didactiques, en direction des "illettrés". Il n'y en aura pas moins tout au long des siècles des évêques savants et des théologiens "iconodules" (comme Jean Damascène, 676-749). Le résultat de ces controverses aboutit à une longue période "christomorphique" au cours de laquelle sont privilégiés les portraits du "Christ pantocrator" ou les symboles de la "majesté du Seigneur". L'art évolue ensuite, à la fin de l'époque médiévale, vers une peinture de Dieu plus narrative et plus pathétique - les crucifixions, les couronnements de la Vierge ou les déplorations.

GRAMMAIRE VISUELLE

A l'autre bout de ce parcours, le seul élément de la grammaire visuelle de Dieu qui semble survivre au climat de déchristianisation des XIXe et XXe siècles, est celle, humanisée à l'extrême, du Christ souffrant dans les tourments de l'histoire, privé des attributs de la souveraineté divine et de la rédemption. Du moins dans l'art moderne - l'ouvrage laissant à d'autres le soin d'étudier le cinéma. Ainsi Le Crucifié de Chagall se dessine au coeur d'un paysage de pogrom, revêtu du châle de prière juif.

Dieu le Père, comme la Trinité, cibles des caricatures de la presse libertaire et anticléricale à partir de la fin du XIXe siècle, ont disparu d'une scène pourtant de plus en plus accueillante aux diverses formes d'expression artistique depuis Vatican II (1962-1965). L'audace de confronter une représentation à l'"irreprésentable" même serait-elle perdue ? Cette inquiétude de croyant traverse aussi ce volume plaisant, savant et grandiose.


Dieu et ses images, une histoire de l'Eternel dans l'art de François Boespflug
Bayard, 548 p., 149 €.