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AdR: Réflexion romanes XIV: Tension du Temps et de l'Espace de l'Art Roman

Nous avons traduit un article très intéressant, publié sur le site web d'Amigos del Romanico, association espagnole fédérant plusieurs sites sur l'Art roman dans un cadre associatif, et qui publie régulièrement une revue. Il présente un résumé sur l'époque et l'émergence de l'Art roman en Europe.

Après le premier millénaire, l'Occident Chrétien a pris conscience que le monde dans lequel il vivait ne disparaissait pas physiquement, malgré les prophéties apocalyptiques qui l'annonçaient, mais que son monde s'était refermé sur lui-même. Les hommes perçoivent que le dessein de Dieu est qu'ils continuent de vivre sur la Terre. Enivrés par une joie millénaire, leurs cœurs s'emplissent de confiance envers le Créateur qui les bénit et les observe.

La phrase bien connue du chroniqueur clunisien français Raoul Glaber, ( Historiarum vers 1040) - "C'était comme si le monde lui-même se fut secoué et, dépouillant sa vétusté, ait revêtu de toutes parts une blanche robe d'église "-, est un acte de décès du monde du Haut-Moyen-âge et, en même temps, de la naissance d'un nouveau monde : celui que depuis presque un siècle nous avons convenu de nommer Roman.

Il en est ainsi quand arrive un changement exceptionnel dans l'histoire européenne. Des entrailles de l'Europe même, sans intervention d'éléments extérieurs, surgit un mouvement de renouvellement total qui va supposer une révolution dans la manière d'être de la Chrétienté latine. C'est ce que quelques historiens considèrent déjà comme la "première révolution européenne". On commence à vivre les décennies d'une époque effervescente qui vont supposer un changement au niveau de tous les ordres de l'existence humaine : spirituel, théologique, religieux, culturel, social, économique, démographique... Et aussi dans le domaine artistique, quelquefois comme conséquence de cette révolution existentielle, allant au-devant d'elle, en balisant les chemins à suivre. En vérité, on peut parler de la naissance d'une nouvelle civilisation - de la civilisation de l'homme du roman - qui marquera de façon indélébile ce qui plus tard sera connu comme la civilisation européenne.

Ce sont des décennies dans lesquelles la confluence exceptionnelle de circonstances favorables et d'un nombre considérable d'hommes hors du commun - "des hommes d'un ordre ou d'un autre, dont la vie et l'activité peuvent constituer des exemples éternels pour la postérité", écrira Raoul Glaber-, rendent possible la vie de la Chrétienté latine dans une espèce d'"état de grâce".

La conjonction heureuse de moines savants, informés du savoir antique accumulé dans leurs monastères, et de penseurs et dirigeants religieux et politiques, immergés dans une aventure de renouvellement total, va permettre que s'établissent quelques principes généraux sur lesquels se construira la nouvelle civilisation.

Le moteur qui initie, dirige et oriente le renouvellement total que va expérimenter la Chrétienté occidentale tout au long des XIe et XIIe siècles est la Papauté. Jusqu'à peu, un tel renouvellement était connu sous le nom de "réforme grégorienne", du pape Gregoire VII (1073-1085), son initiateur principal. Aujourd'hui il est reconnu que la réforme a été plus étendue dans le temps que son règne n'a duré, puisqu'elle commence avec l'impulsion de la paix de Dieu (ou périodes pendant lesquelles l'Église défendait de batailler), et, plus profondément, puisque c'était une révolution authentique, qu'elle a non seulement affecté les structures de l'Église, mais aussi qu'"il [lui] est arrivé d'organiser les connaissances, les valeurs, les lois et les institutions de la société européenne dans son ensemble". Pour cette raison, la première révolution européenne est aussi connue comme la "révolution papale".

Les papes et leurs ouailles - tant dans l'enceinte religieuse (évêques, moines, chanoines, ecclésiastiques...) que civile (rois, nobles, chevaliers) - ont eu, dans ces temps inauguraux, une "nouvelle vision du monde" comme conséquence de la confluence de nouveaux mouvements spirituels, théologiques, philosophiques, intellectuels, et d'action politique qui se développaient de façon parallèle.

Cette nouvelle vision du monde a l'un des effets les plus manifestes dans une nouvelle perception du temps. Comme le Christ ne s'est pas présenté devant l'humanité pour sa seconde venue annoncée dans l'Apocalypse et prophétisée par les millénarismes, les hommes du XIe siècle commencent à penser qu' ils doivent eux-mêmes avancer vers la Parousie Christique, en menant leurs vies conformément au "maranatha" (: "Viens Seigneur!"), supplication des Chrétiens depuis mille ans. Cela suppose une mise en tension du temps, puisque chaque homme dispose du terme de sa vie pour travailler à la rencontre de l'humanité avec Dieu.

Dans ce parcours vital de chaque homme vers la plénitude, il joue un rôle fondamental tant dans l'action que par sa raison. Les bonnes œuvres à réaliser pendant sa vie requièrent un discernement. Il en résulte que la raison, dont l'application est nécessaire à l'heure de programmer les activités humaines, est sanctifiée, acquérant ainsi une importance comparable avec celle qu'elle a eue en Grèce classique. L'importance significative de la raison se calque sur les exigences de l'ordre (hiérarchisation) et de la cohérence (en totalité et sans divergence). C'est sur ces bases de départ que l'action humaine sera sanctifiée.

Par ailleurs, les déctrets du Dictatus papae auxquels la nouvelle société se conforme, font resurgir l'étude du droit romain, en apportant ainsi le droit écrit à la nouvelle société, face au droit coutûmier du haut moyen-âge: l'État de droit commence à être ébauché de cette façon. Les états renforcés ou surgis avec la progression du christianisme face à l'islam et au paganisme, sont organisés selon le nouvel esprit chrétien.

Les XIe et XIIe siècles, les siècles du roman, se présentent comme une période clef dans la formation de ce qui plus tard sera connu comme civilisation occidentale. Si les sauts qualitatifs, les solutions de continuité, dans l'histoire d'Occident, ont été, dans un premier temps, la "liberté sous la loi" dans la Cité grecque et la raison aristotélicienne; dans un deuxième temps l'invention du droit et de la "personne" à Rome; puis, en troisième temps,la découverte du temps linéaire, eschatologique, par la Bible et le renouvellement éthique par l'Évangile, les siècles romans se présentent comme le quatrième temps significatif dans la formation de la culture et de civilisation occidentale, puisque la révolution papale lancée et concrétisée en même temps, réalise la "première vraie synthèse entre Athènes, Rome et Jérusalem". L'homme roman fait consciemment siens les trois changements radicaux expérimentés précédemment par l'Occident, en convertissant ainsi les XIe et XIIe siècles en quatrième saut qualitatif. Le cinquième et dernier pas qui finira par configurer l'Occident sera celui des grandes révolutions démocratiques des XVIIIe et XIXe siècles.

Les XIe et XIIe siècles sont donc des temps de rupture, non de transformation, de renouvellement ou d'évolution. Ce sont des temps radicalement nouveaux, des temps capables de créer une nouvelle société pour un nouvel homme qui évalue le temps comme possibilité d'action sanctifiante. L'action se définira à partir de l'homme roman devenu l'homme occidental. L'être (action) du christianisme romain se trouvera en face du fait d'être (passif) du christianisme byzantin.

Une telle attitude vitale va trouver nécessairement sa correspondance à travers l'art et l'architecture dans laquelle le même homme crée. Art et l'architecture qui, en utilisant des formes et des structures antérieures et de nouvelles influences, les organisent de telle façon qu'il leur donne un signifié radicalement nouveau, faisant naitre ainsi rien de moins que le premier art sacré chrétien

Le principe qui inspire l'activité artistique des hommes romans (à coté de ce qui configure sa vie) est celui de la hiérarchisation de l'Univers, en suivant Denis l'Areopagite, récupérée comme métaphysique suprême. Un tel principe aide à porter les idées d'un ordre naturel des choses et de la relation symbolique de celles-ci entre elles, et pour que toutes aient leur origine dans le Créateur. En s'appuyant sur de telles idées, les hommes du XIe siècle conçoivent le Roman, art sacré qui va au-delà du religieux puisqu'il permet à l'homme à travers le symbole d'inscrire son individualité dans l'Univers et d'accéder à la connaissance profonde de la Divinité créatrice. Le Roman se convertit de cette façon en mode de réalisation physique de la cohérence finale de tous les ordres de la réalité. Un homme du Roman vivra immergé dans cette cohérence.


Nave central de San Martín de Frómista, desde los pies a la cabecera

Le décantage du christianisme romain par le plan en croix latine des temples (ceux de plans centrés sont exceptionnels, à l'inverse du christianisme orthodoxe) est l'expression dans l'espace de la tension du temps dans lequel s'écoule la vie de l'homme Roman. Le plan latin signifie que le croyant qui entre dans le temple doit le faire avec une attitude active, puisqu'il doit avancer par le vaisseau en croisant des espaces de plus grande densité sacrée progressivement, jusqu'à arriver au sancta sanctorum. Le parcours horizontal par le vaisseau est le symbole du propre parcours vital du croyant à la recherche de la Lumière. Arrivé à la croisée, il se trouvera en face de l'autel sur lequel se répète quotidiennement le Sacrifice de Dieu par les hommes. C'est le point d'inflexion auquel l'homme initie son parcours vertical, son ascension vers la fusion avec la Divinité("Je suis le chemin, la vérité et la vie", comme le proclament les évangiles). Centré sur la croisée, au dessus de sa tête on dispose le Tetramorphe disposé dans un carré (symbole de ce que la nature créée) qui doit remporter la victoire grâce à l'Évangile. Le carré initial se convertit plus haut en octogone(symbole de renaissance à la vie de l'Esprit) qui est achevé par la calotte hémisphérique (symbole du ciel), maison définitive du croyant. La vie du juste n'est pas autre chose que la démonstration de la circularité du carré.

Crucero. Frómista

Dans les églises érigées selon le canon Roman, comme c'est le cas de Saint-Martin de Frómista (Palencia), la lecture du temps et de l'espace ne peut pas être plus claire : une progression horizontale par le vaisseau jusqu'au croisement et l'ascension depuis ce lieu même jusqu'à la coupole céleste. Temps vital et espace sacrés sont mis en tensions par la cohérence de l'art sacré

Les XIe et XIIe siècles inaugurent le nouveau temps et le Roman un art essentiellement différent du reste de styles occidentaux. La pleine connaissance du Roman requiert d'aller au-delà de ses formes, de les dépasser. Cela exige de mettre de côté une bonne partie de ce qu'on tient pour acquis et de retrouver des connaissances oubliées, comme celles d'art sacré ou du concept guénonien de civilisation traditionnelle.



Auteur: Jaime Cobreros. Novembre 2006

Bibliografía
- La primera revolución europea. R. I. Moore. Crítica. Barcelona, 2003
- ¿Qúe es Occidente?. Ph. Nemo. Gota a gota. Madrid, 2006
- Obras completas del Pseudo Dionisio Areopagita. B.A.C. Madrid, 1995