L'association Espagnole "Amigos del Romanico" nous a fait le plaisir de nous autoriser à reproduire un entretient, paru dans le numéro 4 de leur revue, d'une conversation entre Jaime Cobreros Aguirre et Dom Angelico Surchamp, fondateur de la des éditions du Zodiaque.
D'abord je dois vous exprimer ma joie de pouvoir parler avec vous de l'Art Roman et j'en profite pour vous féliciter, ainsi que tous les "Amigos del Romanico" pour le travail que vous réalisez, et notamment, pour votre si belle revue.
Comment j'ai approché l'Art Roman et comment s'est éveillé mon intérêt pour lui ?
J'ai passé toute mon enfance et mon adolescence à l'ombre d"une cathédrale gothique superbe, véritable musée du vitrail avec des joyaux du XIII et XVIè siècles, une cathédrale où j'ai été baptisé, au coeur d'une région très riche en monuments et oeuvres d'art de cette période: la champagne méridionale, mais très pauvre en Art Roman.
Mon premier contact avec ce dernier a été la superbe basilique de Vézelay que j'ai beaucoup fréquentée entre 1945 et 1954, période durant laquelle elle fut confiée à l'Abbaye Sainte-Marie de la Pierre-qui-Vire à laquelle j'appartenais et appartiens toujours, située à une quarantaine de kilomètres de là.
Mais c'est Albert Gleizes, en 1946 et 1947 qui m'a fait comprendre la richesse de l'art roman et surtout son actualité. J'étais encore très jeune, épris de modernité, admirateur des oeuvres de Gauguin, Van Gogh et Matisse, et Gleizes m'a fait comprendre que cette peinture, en fait, venait rejoindre celle des origines, avant l'avènement du gothique qui a cherché à s'inspirer toujours davantage de la nature.
A cause de cela l'art roman, tout comme l'art moderne à ses débuts et tout comme les arts que l'on dénomme "primitifs", ne représente pas seulement une phase de l'histoire de l'art - tout comme la religion ne représente pas seulement une phase initiale de l'histoire de l'humanité - mais il traduit un désir inscrit au plus profond du coeur de l'homme : celui de suggérer un monde invisible, plus réel et plus essentiel que celui qui nous entoure. Cette possibilité, cette capacité ont été réveillées en partie grâce à l'invention de la photographie.
A ce titre, la résurrection des arts dits "primitifs" et tout spécialement de l'art roman a marqué une phase décisive dans l'évolution de notre civilisation occidentale. Depuis le XIIIè siècle, en effet, on avait tenu cet art pour gauche, indigne d'intérêt, encore moins d'admiration. On le considérait comme un départ timide et balbutiant donc le seul mérite était d'avoir permis, par la suite, les grands styles humanistes qui méritaient, eux du moins, de susciter l'émerveillement universel.
Certes, on ne peut rester indifférent devant les chefs d'oeuvres de l'art classique, dans toutes les disciplines, mais, si de si beaux, si merveilleux soient-ils, ils ne nous touchent pas autant que la modeste église romane rurale, à tel point accordée à son cadre et qui, dans sa pauvreté, sa simplicité, parle à notre âme.
L'homme d'aujourd'hui qui, de fait, a perdu tant de références à son passé, en garde inconsciemment la nostalgie. A coup sûr il apprécie ce que lui a apporté le progrès - même s'il reste insatisfait et désire toujours d'avantage - mais il se rend bien compte qu'il ne profite plus de son bonheur, qu'il n'a plus le temps d'en tirer parti et il découvre, dans les arts primitifs et l'art roman, des témoins de ce qui semble avoir été irrémédiablement perdu et dont il ressent en quelque sorte le besoin.
Il est difficile de découvrir ce qui rend l'art roman à tel point adapté à notre goût. En fait, il ne s'agit pas seulement de notre goût que touche souvent sa simplicité, ce que l'on appelle naïveté - encore que ce caractère revête une grande importance pour nous qui préférons souvent des esquisse, de simples ébauches à des oeuvres achevées. La spontanéité nous apparaît préférable à un travail trop poussé, mais manquant de vie. Je pense que la plupart des gens sont sensibles à ce langage direct dont, bien souvent, ils ne soupçonnent pas la richesse interne du contenu qu'il recèle.
Car, plus on fréquente et étudie cet art, plus on se rend compte qu'il est infiniment plu savant qu'on le suppose. Non seulement son iconographie découle d'une théologie pleinement assimilée, mais le principe de construction sous-jacent à toutes ces oeuvres se résume en un passage du carré - symbole du monde matériel - au cercle - symbole du monde spirituel - ce qui est réalisé de façon permanente dans les croisées de transept dont le plan est carré au sol et circulaire, semi-cylindrique même, au niveau de la voûte, passage opéré grâce aux trompes ou aux pendentifs, ce qui réclame une taille de pierre des plus savantes.
Et c'est bien en cela que l'art roman ressemble tellement à l'Evangile : il parle aux plus simples, mais on peut passer sa vie à en découvrir les trésors cachés qui sont inépuisables. Je ne saurais dire tout ce que je dois, pour ma part, à l'art roman.
Je pense que l'art roman peut se définir par son esprit, beaucoup plus que par certains détails de son style. On trouve de tout chez lui, du dépouillement complet, auquel Saint Bernard n'aurait rien trouvé à redire, à une luxuriance baroque avant la lettre, voire même des accents modern'style dans certaines stavkirker de Norvège. C'est cette extraordinaire liberté, cette adaptation aux goûts et coutumes de chaque pays qui rendent raison de l'extrême diversité dont il témoigne. Nul autre art n'aurait permis la publication d'autant d'ouvrages que nous lui avons consacrés. J'aime rapprocher cela du chapitre 55 de la Règle de Saint Benoît : "des vêtements et des chaussures des frères". Il y est dit "Quant à la couleur ou à la grossièreté de ces vêtements, les moines ne doivent pas s'en inquiéter; qu'ils prennent ce que l'on peut trouver dans la province où ils vivent et au plus bas prix possible"
L'important était de maintenir le principe fondamental, essentiel: arriver à suggérer l'invisible au moyen du visible puisque l'art s'adresse d'abord aux sens.
Il est difficile de relever ce qui peut distinguer l'art roman d'un pays de ceux des autres. Chaque région, chaque province a ses caractères propres, déjà dus au matériau, aux exigences du climat ou à celles des commanditaires. Mais, ce disant, il y a tout de même des traits qui se réfèrent au tempérament des habitants. Et je pense qu'il y a toujours, en Espagne, un sens à la grandeur qui ne cherche pas l'esbroufe mais reste proportionné au matériau et aux besoins culturels de l'édifice. Cela est vrai, en général, pour tout l'art roman mais est peut-être plus évident en Espagne. Je pense notamment à Santiago de Compostela...
J'ai une foule de souvenirs recueillis au cours de mes nombreux voyages en Espagne - et vous savez combien je reste attaché à votre pays - mails ils sont déjà éloignés dans le temps et j'ai spécialement apprécié et aimé les gens simples: les concierges du Musée d'Art de Catalogne de Montjuich, à Barcelone, et celui du Prado, à Madrid, mais aussi ceux des merveilleux Musées Diocésains et les paysans - ainsi que le senor Pedro et sa femme à Breamo, en Galicie, en 1969. Mais je crains que le progrès, par ailleurs si appréciable et apprécié, n'ait altéré les relations humaines. L'établissement de routes, les restaurations aussi ont modifié souvent l'atmosphère des monuments qu'il fallait atteindre par des chemins de montagne et qui respiraient un air du passé inoubliable. Je pense ainsi à Penalba que nous avons photographié avant et après travaux. J'ai tenu à utiliser dans notre Art Mozarabe certains documents de notre première campagne car la restauration un peu trop radicale a fait perdre l'aspect pauvre, modeste, de l'édifice.
Je ne saurais dire ce que je dois à mes parents et à ma famille dans laquelle l'art comptait beaucoup. Mon père était écrivain - sous le pseudonyme de Jean-Nesmy -. Il m'a appris à être exigeant à l'égard de moi-même dans toutes les disciplines. Mon grand-père maternel était archéologue. J'avais une tante peintre. Notre maison abritait de nombreux livres d'art et notre ville de Troyes, en Champagne, était vraiment une ville d'art avec ses nombreuses églises, son musée, sa bibliothèque (avec ses manuscrits cisterciens de Clairvaux et beaucoup d'autres), ses hôtels particuliers, ses rues bordées de vieilles maisons à charpente apparente et torchis. Tout cela a joué un très grand role dans ma formation.
De plus Dieu a visiblement guidé ma vie et ma rencontre avec Albert Gleizes a été décisive. Il me serait difficile de me vanter - et votre tableau de ma personnalité est bien trop flatteur - car je ne suis pour rien dans tout cela.
Albert Gleizes avait retrouvé les principes de construction de la peinture et de la sculpture primitives. J'ai pu le vérifier dans le cas de l'art roman et j'ai cherché à respecter ces principes, non seulement dans l'iconographie, mais dans la composition de mes toiles et de mes fresques, comme aussi d'en reprendre la signification symbolique dans un langage actuel. JE ne dis pas que j'ai réussi, mais du moins j'ai cherché à être fidèle à la leçon de mon maître. Je suis peu connu, grâce à Dieu, ce qui me permet de rester libre et j'ai la joie d'avoir des amis et amateurs de mes oeuvres. Je reconnais volontiers que je suis très privilégié !
La photographie nécessite seulement d'avoir de bon appareils, un peu d'optiques de qualité et, bien entendu, un oeil qui voit, comprend et aime l'art roman. La lumière est l'essentiel. Chaque partie d'une église orientée a un instant d'éclairage particulier, qui, en rigueur de terme, la révèle. La réflexion de la lumière solaire par le sol est essentielle et on peut l'accroître, voire la remplacer grâce aux lampes halogènes qui représentent un apport considérable. L'important est de respecter un maximum les conditions d'éclairement des oeuvres, car ce sont celles qu'ont eu en tête leurs auteurs. Et il va de soi que le noir et blanc rend le mieux les contrastes d'ombres et de lumières qui restent fondamentales de toutes manières.