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L'Aube aux doigts de pierre

« Si Saint-Savin se dressait entre quelques cyprès, sur le faîte d'une sèche colline, dans une rocheuse solitude d'Italie, nous le verrions entouré du prestige qui s'attache, pour d'inégales raisons, aux oeuvres de la latinité. » Cette citation de l'historien d'art français Henri Focillon (1881-1943), extraite d'un livre publié en 1938 (Peintures romanes des églises de France, éditions Paul Hartmann), concerne l'abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe, dans le Poitou, dont l'église du XIe siècle, richement ornée de fresques et de sculptures, est l'un des joyaux de l'architecture romane - celle qu'André Malraux, avec son sens légendaire de la mesure, avait baptisée « la Sixtine de l'époque romane ». Or, ce que remarquait Focillon demeure : ce monument exceptionnel reste méconnu au regard des grands édifices italiens de la Renaissance. Et il n'est pas le seul. En France, une étrange pudeur maintient dans l'ombre certains chefs-d'oeuvre de l'art, comme le Puits de Moïse que l'immense sculpteur Claus Sluter (1355-1406) réalisa pour la chartreuse de Champmol à Dijon, ou la Mise au tombeau qu'un artiste anonyme sculpta en 1515 pour l'église Saint-Jean-Baptiste de Chaource, dans l'Aube.

De ce dernier, baptisé Maître de Chaource, d'autres églises de l'Aube possèdent quelques merveilles : une Vierge et un Saint Jean de calvaire à Saint-André-les-Vergers, un Christ en croix à Feuges, une Vierge de pitié à Bayel, un Saint Pierre et un Saint Paul à Saint-Pouange, et, dans deux églises de Troyes, une Déploration (église Saint-Jean) et une Sainte Marthe (église Sainte-Madeleine). Depuis quelques années, une hypothèse tend à confondre le Maître de Chaource avec l'un des plus prestigieux sculpteurs gothiques champenois, Jacques Bachot - mais qui, à part quelques passionnés, connaît l'existence de Jacques Bachot ? Qui connaît Nicolas Halins, Dominique Florentin, la dynastie des Juliot, Pierre Jacques ou l'extraordinaire François Gentil ? Qui sait, de leurs sculptures, l'élégance des drapés, la puissance des expressions, les courbes voluptueuses ? Leurs oeuvres enluminent les églises des plus petits villages de l'Aube - des dizaines de sculptures dans chaque église - et font de cette région un lieu unique de la Renaissance française - l'équivalent de la Toscane italienne, aurait dit Focillon -, et l'exposition de Troyes, « Le beau XVIe », judicieusement installée dans une église, en donne un somptueux avant-goût.

Mais il n'y a pas de cyprès à Chaource, commune plus connue pour son fromage, et son église reste peu fréquentée, bien qu'elle recèle une Mise au tombeau bouleversante, installée dans un sépulcre latéral, en contrebas du choeur. Le visiteur y pénètre en descendant quelques marches et en baissant la tête. Lorsqu'il se redresse, il découvre, stupéfait, sept personnages éplorés, très réalistes, polychromes, grandeur nature, réunis autour de la dépouille du Christ et, dans son dos, deux soldats armés gardant l'entrée. Il se trouve donc placé au coeur d'une scène dramatique que deux petites lucarnes éclairent d'une lumière pâle. Une sensation très singulière, profondément touchante, apparaît alors, celle d'être invité par le sculpteur à participer à son oeuvre et d'en être même l'un des éléments essentiels. Ainsi se concevait jadis un art à la fois savant et émouvant, raffiné et populaire, là-bas, dans l'Aube, loin des rocheuses solitudes d'Italie.

Olivier Cena - Télérama n° 3113 - 12 septembre 2009