Dominique Iogna-Prat est directeur de recherche au CNRS. Il a d’abord travaillé sur le monachisme latin du Moyen Âge, spécialement Cluny et l’ecclésiologie des moines de Francie occidentale à la genèse de la Réforme grégorienne (XIe-XIIe siècles), l’examen des traités doctrinaux clunisiens lui permettant de montrer comment les moines noirs se sont engagés au service de la papauté dans la lutte contre toute expression d’hétérodoxie et d’altérité (hérésie, judaïsme, Islam). Son intérêt pour les polémiques anti-hérétiques l’a ensuite amené à se concentrer sur le phénomène d’« institutionnalisation » de l’Église sous la forme d’un monument visible et la confusion entre contenant et contenu (église et Église), comme si la seule façon d’aborder la question de la société chrétienne supposait d’entrer dans une église de pierre, lieu de l’engendrement sacramentel des fidèles dans le corps du Christ.
« Territoires de l’Église », le titre d’ensemble donné à sa direction d’études à l’EHESS, est à entendre dans deux sens complémentaires : il s’agit, d’une part, de traiter de l’Église latine comme force d’organisation et de structuration dans le long terme de l’histoire de la territorialité occidentale ; d’autre part, comme le laisse entendre le sous-titre, la démarche se situe dans une position d’interface entre l’histoire du Moyen Âge et les autres sciences de la société : les « territoires de l’Église », envisagés depuis l’époque où l’ecclésial se confondait largement avec le social, constitueraient une manière de préhistoire à toute réflexion sur le social, une vaste « somme », un long préliminaire à la constitution de l’outillage conceptuel des sciences sociales des religions.
Sous l’intitulé programmatique de « L’Église au risque de l’espace public », D. Iogna-Prat propose, au cours de sa première année d’enseignement, de poursuivre l’enquête entamée dans La Maison Dieu (paru en 2006) sur la « pétrification » de l’Église sous une forme visible et monumentale emblématique d’un englobement, d’une prise de contrôle de la société chrétienne par l’institution ecclésiale. Dans un passage célèbre de son Esthétique (III, i, 3), Hegel voyait dans l’architecture gothique « le centre caractéristique du romantisme », et il faisait de la cathédrale médiévale un idéal-type, « une œuvre qui existe pour elle-même », « un être pour soi ». Est-ce à dire que la référence monumentale à l’Église accompagne l’histoire du christianisme en tant qu’universalisme éthique dans les grands systèmes philosophiques classiques ? Sans doute, mais au fil d’une histoire qui voit se découpler les domaines du théologique et du politique. D’où la nécessité de confronter la monumentale Église médiévale aux formes modernes de la communauté, de 1200 à 1700, depuis la scolastique jusqu’à l’absolutisme, dans une longue pré-modernité sécularisée au cours de laquelle s’opèrent de larges mouvements de transferts de sacralité de l’Église à la Cité et à l’État, avec l’émergence de la politique comme « science de l’architecture ».
Le second versant de l’enseignement proposé est méthodologique. Dans une réflexion sur la pluralité des mots et l’unité des concepts, il s’agit de contribuer au déploiement des interactions entre les différentes approches spécialisées du social et du religieux, en tirant paradoxalement profit de l’extranéité du médiéviste, en jouant de son « influence inactuelle » (comme disait Nietzsche du philologue). Nourri à la fois de patristique, une période clé dans la christianisation du vocabulaire classique (grec et latin), et de l’extraordinaire vivier lexical des scolastiques, le spécialiste du Moyen Âge peut, en effet, offrir une utile approche philologico-historique du vocabulaire des sciences sociales en amont de sa première formalisation dans les cultures philosophiques nationales aux XVIIe et XVIIIe siècles. « Théologie politique », « religion de l’État », « sécularisation » : autant d’entrées pour replacer le « territoire » du médiéviste dans l’intelligibilité à long terme de la tradition sociologique, pour redonner du sérieux à une vaste période de l’Histoire, entre Augustin et Spinoza, Descartes ou Locke, que la philosophie politique enjambe trop souvent sans égard.
Texte: EHESS Photo: M.Taupin
1 comments:
dimanche, 09 octobre, 2011
Ce qui me passionne ce ne sont pas les monuments eux-même mais ceux qui les ont imaginés. De la science du trait est née en grèce la philosophie pythagoricienne qui était encore au coueur de la réflexion symbolique des compagnons du XIIe siècle.
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